À M. Pap N’DIAYE Ministre de l’Éducation Nationale
Le 12 Octobre 2022,
Le Collectif POUR QUE VIVENT NOS LANGUES a été constitué en septembre 2019 en réaction aux conséquences catastrophiques de la réforme du baccalauréat sur la place des Langues Régionales dans le service public de l’Éducation nationale, réforme qui faisait suite à diverses autres mesures régressives.
Nos arguments n’ont pas été pris en compte par votre prédécesseur, et le constat est là : des enseignements plus marginalisés que jamais en raison de l’insuffisance de perspectives de moyens et de personnels formés et parce que placés dans une situation de concurrence accrue, et même parfois menacés de disparition par la nouvelle organisation du lycée. Dans ce contexte, nous vous transmettons ci-après des propositions que nous souhaitons voir discutées au cours d’une réunion de travail et de concertation avec vous-même et vos services.
Depuis trois ans, la question de l’avenir de l’enseignement des langues régionales et en langues régionales dans le système éducatif en France a fait l’objet d’une forte mobilisation. Elle s’est exprimée par des diverses démarches du Collectif et des organisations qui en sont membres, et par des rassemblements mobilisant de façon continue de très nombreux manifestants. Elle s’est aussi fortement exprimée dans l’enceinte de nombreuses assemblées élues, communes, départements et régions dans les territoires concernés par ce patrimoine consacré par l’article 75-1 de la Constitution. Et elle a enfin fait l’objet d’un débat parlementaire qui a abouti, après les votes favorables et convergents de l’Assemblée Nationale et du Sénat, par l’adoption à une très forte majorité de la loi « relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion » dite « loi Molac » le 21 mai 2021. Cette adoption allait en outre dans le sens des engagements internationaux de la France comme le lui ont rappelé trois rapporteurs spéciaux du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies dans une communication du 31 mai 2022 faisant suite à une censure partielle inadéquate du Conseil constitutionnel à laquelle avait remédié la circulaire du 14 décembre 2021 du Ministère de l’Éducation nationale.
L’État ne peut rester indifférent à l’attente ainsi largement exprimée de le voir mener une autre politique vis-à-vis des langues régionales, patrimoine en danger, politique indispensable pour leur transmission qui est une des missions – assignée par la Loi – du Ministère de l’Éducation Nationale.
En tant que nouveau responsable de ce Ministère, nous espérons vivement que vous aurez à cœur de donner toute leur place aux langues régionales dans le système éducatif français à la fois en confortant le développement des filières d’enseignement permettant un véritable bilinguisme français/langue régionale et en appliquant notamment l’article 7 de la loi devenu l’article 312-11-2 du Code de l’Éducation « dans le but de proposer l’enseignement de la langue régionale à tous les élèves. ».
Dans l’attente de votre réponse à notre demande d’audience, nous vous prions d’agréer, Monsieur le Ministre, l’assurance de notre haute considération.
Pour le Collectif Pour Que Vivent Nos Langues
Peio JORAJURIA Président de Seaska
Membre d’Eskolim fédérations d’écoles associatives enseignant en langues régionales en immersion linguistique
Martine RALU Présidente de l’association Òc-BI pour le bilinguisme français- occitan dans l’enseignement public, Vice-présidente de la Flarep
Annexe au courrier au Ministre de l’Éducation – octobre 2022
Ces dernières années, les législateurs ont montré, par leurs votes, leur volonté de changer la vision sur les langues régionales en soulignant le besoin de leur protection, de leur visibilité et de leur transmission. Pour les membres du collectif “Pour Que vivent Nos Langues”, le ministère de l’Éducation Nationale, pourtant garant de la politique linguistique de la France, notamment sur le volet de la transmission, ne va pas dans le sens de cette volonté politique et sociale. Mais il est encore temps de corriger le tir.
Vers une généralisation de l’offre de l’enseignement
L’article 7 de la loi n° 2021-641 du 21 mai 2021 relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion, dite « loi Molac », désormais inscrite dans le code de l’Éducation, article L. 312.11.2 prévoit que “dans le cadre de conventions […] , la langue régionale est une matière enseignée dans le cadre de l’horaire normal des écoles maternelles et élémentaires, des collèges et des lycées sur tout ou partie des territoires concernés, dans le but de proposer l’enseignement de la langue régionale à tous les élèves.”
- Cette généralisation de l’offre sur les territoires concernés par l’usage d’une langue régionale doit être une priorité, et l’Éducation Nationale se doit de répondre favorablement, rapidement et avec les moyens adéquats, à toute collectivité la sollicitant pour signer ce type de convention ; dans tous les territoires concernés, si les collectivités n’en expriment pas la demande, le Ministère de l’Éducation nationale doit être moteur de la signature de convention, en s’appuyant sur les acteurs de terrain.
- Cette généralisation doit prendre en compte la diversité des modes d’enseignement des langues régionales et garantir la liberté de choix des parents. Tout comme la loi garantit le droit de ne pas apprendre une langue régionale, l’Éducation Nationale doit garantir la possibilité de choisir entre une initiation, un enseignement bilingue à parité horaire a minima, ou un enseignement bilingue par la méthode de l’immersion.
- Cette généralisation doit donc garantir une offre de proximité sur les territoires et garantir une cohérence de parcours, notamment entre l’enseignement primaire et l’enseignement secondaire, sans oublier les filières technologiques et professionnelles.
- Cette généralisation doit être anticipée, par un fléchage des moyens (c’est en cela que des dotations spécifiques émanant du Ministère sont indispensables) et une formation en amont d’un nombre d’enseignants suffisants, tout particulièrement pour les langues dont l’enseignement au sein de l’Éducation Nationale n’est autorisé que depuis 2021.
Vers une véritable reconnaissance des langues régionales au sein de l’Éducation Nationale
En 2008, les législateurs ont modifié la Constitution pour y inscrire l’article 75-1 disant que “Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France.”. Une volonté politique confirmée en 2021 par le vote de l’article 1er de la loi n° 2021-641 du 21 mai 2021 relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion qui inscrit les langues régionales à l’article 1 du code du patrimoine et rappelant que “L’État et les collectivités territoriales concourent à l’enseignement, à la diffusion et à la promotion de ces langues.” La Constitution et la loi donnent aux langues régionales un statut spécifique qui n’est pas reconnu au sein du Code de l’Éducation.
- Au lycée, quel que soit leur parcours, les élèves ne peuvent pas présenter une langue régionale en LVA. Les textes l’interdisent. Seules les langues étrangères peuvent être évaluées à un niveau de compétence langagière B2. Les langues régionales ne peuvent être présentées au baccalauréat qu’en LVB ou LVC, et donc évaluées à un niveau maximum de B1. Il est demandé à un élève de filière bilingue langues régionales d’atteindre au lycée un niveau supérieur au niveau B2, mais il sera évalué au baccalauréat à un niveau que l’on attendait de lui au collège.
- Il n’est plus possible de présenter d’épreuves terminales du baccalauréat en langues régionales. Alors que jusqu’en 2019 il était possible, dans certains territoires, de présenter jusqu’à deux épreuves écrites, plus rien n’est possible depuis, plaçant l’Éducation Nationale à contresens de l’histoire. La situation de blocage sur l’épreuve de sciences du Diplôme Nationale du Brevet va également à l’encontre des politiques linguistiques mises en place.
- L’enseignement optionnel des langues régionales est moins bien traité que l’enseignement du latin et du grec ancien. Ces deux dernières peuvent être pris comme option supplémentaire, de manière cumulative, mais cela est interdit pour les langues régionales qui n’ont pas ce statut de protection et sont donc soumises à la concurrence directe des autres options.
- Les sections bilingues langues régionales ne sont toujours pas reconnues au même titre que les sections européennes ou internationales, l’Éducation Nationale accordant, encore une fois, une reconnaissance et une visibilité supérieure aux langues étrangères par rapport aux langues régionales.
- Le précédent mandat a également été marqué par des entraves croissantes à l’ouverture et à la contractualisation d’écoles associatives et à l’ouverture d’enseignements bilingues et optionnels dans le public.
- D’une manière générale, sur le terrain, nos langues souffrent de l’absence de définition de moyens budgétaires ministériels spécifiques accordés par le Ministère aux académies qui ont à charge leur enseignement, cette charge venant en sus de l’ensemble de leurs attributions. Faute de moyens spécifiques, on assiste sur le terrain, à des situations de concurrence ingérables pour les enseignants comme pour les cadres de l’Éducation nationale.
Des avancées qui ne se concrétisent pas
Si le mandat de votre prédécesseur a été essentiellement marqué par de très graves reculs sur l’enseignement des langues régionales, il s’est terminé sur une note plus positive par la publication, le 14 décembre 2021, d’une circulaire intitulée “Langues et cultures régionales – cadre applicable et promotion de leur enseignement” visant à corriger certains points. Malheureusement, certains engagements pris par cette circulaire n’ont pas été tenus.
- La circulaire rappelle qu’au collège et au lycée les “sections bilingues de langues régionales proposent un enseignement renforcé de la langue régionale d’une durée hebdomadaire d’au moins trois heures.” Or, force est de constater qu’aucune dotation supplémentaire spécifique n’a été accordée à de nombreux collèges et lycées, publics ou privés concernés.
- Les termes “Les élèves ayant suivi ce cursus bilingue peuvent présenter au baccalauréat des épreuves en langue régionale” n’ont pas été suivis d’effets.
- La circulaire permet également, dans les sections bilingues, de déroger au principe de parité horaire qui était jusqu’à présent la norme pour pouvoir aller au-delà en fonction du projet pédagogique de l’établissement. En réalité, faute de moyens, dans les collèges publics, le volume horaire enseigné en langue régionale n’atteint que très rarement la parité. Au lycée, le recul a été considérable, les moyens supplémentaires nécessaires à l’organisation des enseignements de spécialité – lorsqu’ils sont offerts – de l’enseignement par spécialité n’étant pas compensés. L’interdiction de présenter ces épreuves de spécialité en langue régionale n’encourage pas non plus leur enseignement dans ces langues.
- De manière plus générale, la circulaire fixe pour objectif à l’enseignement bilingue d’atteindre “la maîtrise équivalente des deux langues” par l’élève, mais les moyens adéquats pour y parvenir ne sont pas octroyés.
- La circulaire permet à plusieurs nouvelles langues (francoprovençal, flamand occidental, picard…) d’être enseignées au sein de l’Éducation Nationale. Après la première rentrée, les stratégies de mise en place et de développement de l’enseignement de ces langues doivent être activées.
- La circulaire réitère la nécessité d’une bonne communication des dispositifs existants aux familles. Sur le terrain, dans tous les supports administratifs (dossier d’inscription) et de communication (sites académiques, DSDEN, sites des établissements, plaquettes de communication, Centres d’Information et d’Orientation (CIO), site ONISEP…), cet engagement n’est pas tenu.
- Enfin, La création de l’enseignement de spécialité langues, littératures et cultures étrangères et régionales (LLCER), avec 120 élèves ayant présenté cette spécialité au baccalauréat en 2022, toutes langues régionales confondues, a ainsi montré ses limites et ne compense pas les autres reculs subis. Si cet enseignement de spécialité reste malgré tout intéressant pour une minorité d’élèves, la règle de non possibilité de cumul avec un autre enseignement de spécialité de langue devrait être supprimée et une proposition alternative à la seule LLCER régionale doit être trouvée pour encourager tous les profils d’élèves.
Des reculs persistants au lycée
C’est au niveau du lycée que l’enseignement des langues régionales a le plus souffert lors de la précédente mandature. Et de nombreux reculs persistent.
- L’option “langues régionales” permettait d’obtenir des points supplémentaires au baccalauréat. Ce n’est plus le cas. Et contrairement aux options Langues et Cultures de l’Antiquité, cette option “langue régionale” n’est pas cumulable avec d’autres options.
- Pour les élèves situés en dehors des zones d’enseignement d’une langue régionale, il était auparavant possible de présenter quand même cette langue en LVB au baccalauréat. Ce n’est désormais possible qu’en LVC, par le biais d’une inscription au CNED.
La nécessité de revoir la formation des enseignants
Les nouveaux objectifs de généralisation fixés par la loi du 21 mai 2021 additionnés au retard pris dans ce domaine sur les dernières années, nécessitent de passer un nouveau cap dans la formation des enseignants. Pour les membres du collectif, un certain nombre de mesures sont nécessaires dans ce domaine :
- Mise en place de formations spécifiques dans tous les INSPEs des académies concernées
- Ouverture – ou réouverture, puisqu’il y a eu aussi, dans ce domaine, un terrible rétrécissement de l’offre depuis les dernières décennies – des formations aux concours (CAPES, CAFEP, agrégation, dans chacune des académies concernées, en comprenant la diaspora parisienne).
- Prise en compte des langues régionales dans l’épreuve facultative de langues du concours de professeur des écoles modifié en 2022 et intégration d’un module langues et cultures régionales dans les maquettes de formation du Master MEEF (hors parcours bilingue)
- Création de parcours MEEF PE bilingues français-langues régionales où la part des enseignements en langues régionales sera progressivement augmentée pour atteindre 70% de l’emploi du temps.
- Mise en place d’un véritable concours de recrutement de Professeurs des écoles spécifique aux langues régionales, où leur parité avec le français serait véritablement prise en compte
- Ouverture d’une liste complémentaire aux concours spéciaux langues régionales
- Mise en place d’un CAPES/ CAFEP prenant en compte la spécificité de l’enseignement bilingue, ouvrir la liste des valences à d’autres Disciplines Non Linguistiques (DNL) qu’Histoire-Géographie, Mathématiques, LVE, Lettres dans les domaines suivants : SVT, EPS, Physique – Chimie, Numérique / informatique, Éducation musicale, Arts plastiques, SES, technologie. Création d’un CAPES/CAFEP monovalent en langues régionales pour les territoires en faisant la demande Augmentation des postes aux CAPES et CAFEP – langues régionales ainsi qu’à l’agrégation des langues de France
- Ouverture, chaque année, de sessions de CAPES-CAFEP interne donnant aux nombreux enseignants contractuels des perspectives de titularisation
- Ouverture de parcours de titularisation pour les enseignants de langues régionales ressortissants européens.
- Mise en place d’une enveloppe budgétaire spécifique pour une formation continue d’enseignants du 1er et 2d degré (stages longs de 9 mois) souhaitant se former dans une langue régionale en vue d’enseigner la langue régionale ou une DNL (2d degré) dans une langue régionale (l’enveloppe salariale des remplaçants devra être également prise en compte dans ce budget spécifique)
- Mise en place de modules de formation continue de langue régionale (env 80 h) pour les enseignants dits monolingues des régions ayant signé une convention avec l’Etat pour l’enseignement de ces langues dans le cadre de l’horaire normal des écoles maternelles et élémentaires, des collèges et des lycées (art 7 de la loi n° 2021-641 du 21 mai 2021 relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion)